La notion de Smart-city s’inscrit et contribue à la mutation de nos valeurs et – plus généralement – de notre société. On pourrait les définir tel un écosystème des datas interactifs des parties en présence (gouvernement local, citoyen, association, entreprise multinationale et régionale, université, centre de recherche, institution internationale) engagées dans une stratégie de développement durable (2)
De cette multitude d’informations croisées jaillissent de nouveaux critères susceptibles de rationaliser, quantifier, et gérer les aspects logistiques, économiques et sociaux de nos villes. Ces nouvelles préhension et quantification doteront les citées de nouvelles dynamiques qui induiront, à leur tour, de nouveaux comportements.
Alors qu’aujourd’hui l’enjeu environnemental reste primordial et déterminant, l’idée des smart cities va bien au-delà. D’ores et déjà elle interagit sur d’autres aspects de notre vie, tels les loisirs, la sécurité et tout autre acte – y compris ceux liés à notre santé.
Paradoxalement, au nom de la transparence et du « citoyen acteur »(3), ces données sont prégnantes d’une possible coercition morale : toute dérogation au processus de fonctionnement des Smart cities pourrait être sanctionnée.
Depuis l’Antiquité, notre volonté a consisté à créer la ville idéelle telle que représentée à la Renaissance italienne, inachevée, toujours dépassée par sa propre croissance, à l’image de nos imperfections. La puissance de la notion de Smart cities est immédiate. Elle pourrait s’affirmer avec une certaine intransigeance au nom du bien commun.
L’HUMAIN N’EST PAS UNE ÉQUATION
Comme l’explique l’architecte hollandais Rem Koolhaas : « Ne sommes-nous pas en train d’échanger les valeurs européennes constitutives de nos sociétés telles que liberté, égalité, fraternité par un nouveau paradigme du confort, de la sécurité et de la durabilité environnementale ? » (4)
Par leur complexité et leur traitement, toutes ces données portent en elles l’expression d’une certaine magie, dont la portée peut être interprétée comme une vérité absolue capable de figer cette mutation en marche. A l’image de l’Homo Faber, apparue dans les années 20 au sein des grandes cités industrielles, on crée aujourd’hui : « l’Homo Verde ».
Alors que nos villes jouent un rôle de réceptacle de nos libertés et de nos expérimentations, elles représentent aussi l’acceptation de la confrontation. Il serait par conséquent regrettable de réduire le sens extraordinaire de la communauté humaine à une équation restreinte.
Aux Smart cities se joint un paradigme moral : il modifie implicitement la gouvernance et le statut des acteurs urbains. Dès lors, architectes, urbanistes ou artistes pourraient se voir dicter une attitude manichéiste dans laquelle se croisent données « objectives » alléguées aux notions d’écologie, de performance,
de sécurité, etc.
La tentation de maitriser la complexité de nos villes est grande. C’est toutefois un leurre de croire que ces critères/données portent en eux cette « performance »,
sauf évidemment à accepter d’y soumettre notre comportement.
Or, c’est précisément ce mécanisme qui est en marche ; il s’agit désormais moins de tracer des nouveaux boulevards que influencer un mode de pensée.
En France, des villes comme Nice, Marseille ou Bordeaux sont déjà engagées dans ce processus(5). On ne peut évidemment s’empêcher de faire la relation avec quelques dystopies, telles que 1984 de Gorges Orwell ou Blade Runner de Philip K. Dick… !
DISSIDENCE, GOUVERNANCE ET DÉMOCRATIE
Les villes nouvelles, à double visage, sont nées des grandes migrations. D’une part, on y retrouve les camps ‘structurés’ de réfugiés, tandis qu’on assiste à l’étalement des favelas de l’autre.
Dans ce schéma où les premiers anticipent et organisent l’espace alors que le second résulte d’un chaos aléatoire, tous deux esquissent une expression incomplète de la dignité humaine, paysage apathique ou cloaque.
Ces situations sont des réponses de l’Instant, d’un « provisoire » où la vie est mise entre parenthèses. Là où la compression du temps engendre une absence de repères culturels, la Smart city pourrait agir de manière similaire, non pas en modifiant le tissu urbain mais en nous imposant les nouveaux codes de vie d’une société « bien-pensante » et standardisée.
Au-delà de toutes les technologies, capteurs et autres logiciels, ces codes n’ont de sens que s’ils sont au service du bonheur de chacun en tenant compte de nos diversités et multiplicités.
Architecte et artiste portent en eux une certaine dissidence indispensable à toute création. Dans toute activité humaine, grands progrès et découvertes émanent d’une vision en dehors du sens commun.
Aujourd’hui, la Smart city joue le rôle incontournable de la complexité logistique, la précaution sécuritaire et les maints aspects environnementaux.
Reste à faire le pari de la bonne gouvernance, seule garantie de notre démocratie.
Réflexion de Pierre Lallemand,
Jérôme Nicod et Romy Thoumsaint
(Architectes – Partenaires PLPA)
Jean-Marc Reiser, 1978 (2) Smart cities Institute HEC-Ulg, « Smart cities en Belgique : Analyse qualitative de 11 projets » J. Desdemoustier et N. Crutzen, pg 7, 2014 (3) Cf. définition, SMART GRIDS–CRE, Les caractéristiques d’une ville intelligente, www.smartgrids-cre.fr (4) “My thoughts on the smart city”, Rem Koolhaas, transcription d’un entretien, Commission européenne, Septembre 2014 (5) On considère aujourd’hui que le marché des Smart cities vaudra plus de 1000 milliards € d’ici 2020.
Paru dans CDM Chantiers du Maroc n°157 – Janvier 2018