Rachid Ouazzani est architecte et ancien membre élu du Conseil National des Architectes (CNOA). Très impliqué dans sa corporation, il en a suivi, en acteur et spectateur averti, les péripéties et soubresauts de ces 20 dernières années.
A l’occasion des élections qui ont eu lieu le 21 avril, il a rappelé les principales phases du déclin de cette profession et les conditions de sa résurgence.
Rachid.Ouazzani : Cette semaine, nous allons renouveler l’équipe qui va s’occuper du CNOA pour les 3 prochaines années. A cette équipe, nous devons confiance et soutien pour lui permettre de bien faire fonctionner les instances de l’Ordre, de bien nous représenter vis-à-vis des Pouvoirs Publics et de réformer notre profession qui en a bien besoin par ces temps de crise.
Pour traverser avec sérénité cet épisode électoral que je considère vertueux parce que démocratique, on ne peut pas faire table rase du passé car il nous informe de l’origine de nos difficultés et nous permet de proposer les bonnes réformes pour construire un avenir meilleur.
L’Ordre des architectes est une grande institution, elle a une mémoire, notre mémoire collective; et certaines crises de notre passé commun doivent être évoquées pour comprendre comment nos instances élues ont géré ces crises et quelles ont été les options retenues.
Vous me permettrez de vous livrer mon témoignage des moments de crise que nous avons vécu, desquels nous pouvons tirer de bons enseignements :
1/ En 1997, l’Ordre a connu deux années de tensions extrêmes, l’équipe sortante a entravé le processus électoral au risque de faire exploser l’Ordre; il a fallu attendre juin 1999 pour organiser les élections et renouveler l’équipe devant reprendre le flambeau;
Moralité de l’histoire : l’Ordre appartient à tous les Architectes, c’est par la démocratie interne qu’on le renforce et le stabilise.
2/ En décembre 1998, en plein milieu de ces tensions qui ont affaiblies l’Ordre, l’Administration, en adoptant le nouveau décret des marchés publics, nous porte un coup dur en instaurant la concurrence sur offre de prix pour la commande publique de l’Architecture ; il a fallu se battre pour obtenir la dérogation pour le maintien de la SGP de 1947 ;
Moralité de l’histoire: l’Ordre doit anticiper les coups, ils viennent quand il est affaibli ; c’est par sa force de proposition qu’il sera immunisé.
3/ En janvier 2001, à l’initiative du Conseil Régional du Centre, l’Ordre met en application un nouveau contrat d’architecte dit « contrat unifié » qui comporte un barème minimal d’honoraires de 5% ; les architectes suivent les consignes de l’Ordre et imposent à leurs clients le contrat unifié; la réaction des promoteurs ne s’est pas faite attendre, ils dénoncent avec force ce contrat, arguant de son illégalité par rapport à l’article 7 de notre propre loi 16/89 et par rapport à la loi sur la liberté des prix et de la concurrence adoptée en juin 2000. L’Administration arbitre en faveur de ces derniers qui s’imposent en tant que force naissante contre un Ordre divisé.
Moralité de l’histoire : il faut faire valoir notre exception culturelle et notre spécificité de créateur, il faut que nous soyons solidaires et disciplinés; notre solidarité et notre confraternité étant les armes pour nous immuniser et nous doter d’une vraie capacité de négociation avec nos partenaires.
4/ En février 2002, l’autre coup dur est arrivé de l’Administration qui a annulé la circulaire 399 du 05 avril 1991 qui rendait obligatoire le passage des architectes par l’Ordre; en supprimant le CPP (certificat de position professionnelle). L’Administration privait l’Ordre de sa principale source de financement, et lui enlevait toute possibilité de contrôle sur la signature de complaisance et l’exercice illicite. L’Ordre était asphyxié.
C’est depuis cet événement que le fameux « cahier de chantier », encore balbutiant à l’époque, prit la relève du CPP avec un succès plus ou moins mitigé selon les CROA (soutien ou non des autorités locales et communales, crédibilité et mobilisation du CROA dans sa région, discipline des architectes, etc.)
Moralité de l’histoire : notre fragilité vient du faible niveau d’encadrement juridique de notre profession, la loi est notre seule vraie protection, le CNOA doit disposer d’une veille juridique à toute épreuve.
5/ En janvier 2003, le Président du Conseil Régional du Centre signe sans l’aval du CNOA une convention avec l’AMPI (Association Marocaine des Promoteurs Immobiliers) portant sur la baisse des honoraires à 2,5% – 3%, au lieu des 5 % du contrat unifié; la FNPI s’y oppose de nouveau pour les mêmes raisons d’illégalité, les promoteurs finiront par avoir gain de cause quelques années plus tard, à l’occasion d’un procès, la justice confirma à la Cour suprême l’illégalité du barème.
Dans le même temps, l’effet pervers s’est révélé sur le terrain : alors que les architectes, pour leur écrasante majorité sérieux et disciplinés, exigeaient de leurs clients le « barème de l’Ordre », d’autres les profiteurs, ont cassé le barème d’honoraires en signant des contrats occultes à la baisse et/ou en remettant des « chèques de garantie » et/ou en ristournant une partie des honoraires à leur client…
En d’autres termes, le « contrat unifié » auquel tous les architectes et tous les Conseils régionaux aspiraient légitimement n’a pas tenu compte de la réalité juridique, politique et sociale du terrain et du rapport des forces en présence : les promoteurs relayés par leurs architectes signataires.
Son échec s’explique enfin par beaucoup d’improvisation au moment de sa mise en œuvre et par le fait que le Conseil régional du Centre a concentré ses actions sur le taux d’honoraires au lieu de mettre en place un dispositif de contrôle de l’effectivité des missions de conception et suivi de l’architecte, dont les soubassements juridiques existent pourtant dans les lois 16/89, 12/90 et 25/90.
Moralité de l’histoire : faire cavalier seul est une erreur, les instances régionales et nationales doivent travailler main dans la main, la cohésion entre les CROA et le CNOA, n’est pas une option, c’est la condition de l’immunité.
6/ A l’issue des élections de 2011, nous avons assisté à une violente attaque médiatique et judiciaire contre le Président du CNOA, pour l’unique raison que nous ne voulions pas d’un Président provenant du secteur public. Il avait pourtant été élu conformément à la loi 16/89 et dans le respect des règles démocratiques.
Souvenez-vous, cette répulsion s’illustrera par 4 procès intentés par des confrères architectes contre le Président élu, plusieurs avocats ainsi que divers médias ont été mobilisés dans une ambiance quasi hystérique pour un vrai procès en « empeachment» où notre linge sale était étalé sur la place publique, faisant de nous la risée des observateurs.
Pour votre information, sachez que le Tribunal Administratif n’a pas annulé les élections de 2011 parce que le Président était du public, mais parce que l’arrêté conjoint du Ministre de l’habitat et du SGG fixant le nombre de sièges par catégorie n’avait pas été publié au bulletin officiel à temps, c’est-à-dire avant le lancement du processus électoral de 2011, en fait à cause d’un simple vice de forme !
C’est un épisode triste du CNOA, Quel gâchis ! N’y avait-il pas une autre façon de faire? Ne fallait-il pas prévenir cela en amont, avant les élections, en proposant un amendement de la loi 16/89?
Et maintenant, que faut-il en penser pour l’avenir, les mêmes causes produiront peut-être les mêmes effets ? Et si un architecte du secteur de l’enseignement ou plus, un architecte salarié du secteur privé était Président, qu’allons-nous faire ? Un autre procès en « empeachment » ? Perdre encore 2 années comme de 1997 à 1999 et de 2011 à 2013 ; ça devient une habitude!
Moralité de l’histoire : Mieux vaut prévenir que guérir; la profession est adossée à une loi qui nous unit pourvu qu’on ait un diplôme d’architecte. Ne soyons pas imprudents, changer la loi n’est pas chose aisée, ni même souhaitable surtout que nous sommes en ce moment très affaiblis. Attendons de restaurer la crédibilité du CNOA pour engager un débat constructif sur toute réforme quelle qu’elle soit.
7/ Les architectes du secteur public, pour leur grande majorité nous rejoindront un jour dans le secteur privé. Aujourd’hui, dans l’intérêt de nos projets surtout depuis la mise en application du DMP et la promulgation de la loi 66-12, nous devons plus que jamais les avoir à nos côtés, que ce soit en tant que membres des jurys des concours et consultations, ou bien en tant que partenaires dans la veille administrative de nos projets et chantiers; ils peuvent nous aider à combattre la signature de complaisance et l’exercice illicite, pourvu qu’on leur donne la preuve de notre sincère confraternité.
Le débat public/privé est un débat d’exclusion d’un autre âge, il ne sert pas la profession, au contraire; et la loi 16/89 est une bonne loi pour la profession, il faut l’appliquer avec la plus grande rigueur et éviter de tomber dans le piège démagogique de sa révision.
Moralité de l’histoire : quand l’Ordre unit et rassemble toutes ses composantes, il réussit toutes les actions qu’il entreprend.
8/ Mandat 2013 – 2017 : lors du dernier mandat, nous avons assisté à une déchirure au sein du CNOA qui a mis en lumière toutes nos contradictions et défaillances ; et nous avons été pris à témoin d’une situation inédite et incompréhensible, mais combien néfaste pour nous autres les architectes de la base ; même l’Administration a été mêlée à cela et mise dans l’embarras.
Du coup, le CNOA affaibli a laissé la porte ouverte à une loi liberticide, la 66/12 et à l’exclusion de l’Ordre de la Commission Nationale des Marchés Publics ; ceci n’est que la partie visible d’une descente aux enfers annoncée.
Du coup aussi, l’Administration devant se chercher un interlocuteur pour passer les décrets d’application de la 66/12, s’est tournée vers les Conseils Régionaux qui, en dépit de la loi 16/89, ont contribué probablement sans le vouloir, à décrédibiliser davantage le Conseil National.
Moralité de l’histoire : nos élus doivent prendre conscience que nous payons tous très cher leur perte de crédibilité.
Pour autant, les élections du CNOA de vendredi prochain représentent une sérieuse opportunité pour reconstruire la confiance au sein de la profession, ne laissons personne entraver de nouveau le processus en cours.
Enfin, je suis sûr que tous les candidats sont porteurs de projets pour nous rassembler dans l’apaisement. Aussi je formule le vœu que la future équipe du CNOA sera soutenue par tous les architectes du Royaume.
Rachid OUAZZANI
Architecte
Paru dans CDM Chantiers du Maroc n°150 – Mai 2017