Le 26 avril, au siège de la MAF (Mutuelle des Architectes Français) le Syndicat National des Architectes Contractants Généraux organisait un colloque intitulé l’Architecte 3.0 animée par Stéphane Miget de Planète Bâtiment. A l’heure des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) et des NATU (Netflix, AirBnB, Tesla, Uber) qui cherchent à investir le monde du bâtiment et de l’immobilier, quelle est la place de l’architecte ? Quelles solutions peut-il apporter à des usagers de plus en plus exigeants et informés ?
« Les nouvelles exigences client »
Table ronde avec Stéphane Chevrier (Sociologue, Mana), Jean Pierre Bosquet (architecte, SNACG), Stéphane Scarella (Directeur Délégué Immobilier, Figaro), Marie Catherine Chazeaux (architecte, Altarea-COGEDIM)
« Que de chemin parcouru depuis 1995 et l’entrée de Netscape en Bourse ! » ainsi Benoit Tézenas ouvre-t-il la première table ronde sur les nouvelles exigences client. Il dépeint le nouvel environnement économique auquel les architectes sont confrontés: l’ère numérique a transformé les usages et surtout les usagers eux-mêmes. Le consommateur est connecté, il est devenu un consomm’acteur, qui veut être informé 24h sur 24, 7 jours sur 7, qui veut coréaliser avec l’expert. Economiquement, on assiste à une autre transformation, la systématisation du forfait, un modèle auquel tous se sont habitués.
Pour Stéphane Chevrier, sociologue « Les professionnels du bâtiment n’ont pas pris toute la mesure de ce changement. Ils sont encore dans une vision technique du bâtiment, aujourd’hui centrée sur l’objet. Désormais il faut recentrer sur l’usage, sur la notion d’expérience utilisateur, comme le font les webdesigners et les créateurs d’interface. Le centre de l’attention doit être le client/utilisateur connecté. Aujourd’hui, l’interfaçage avec le bâtiment ne se fait plus via l’interrupteur, il se fait au travers de nos appareils mobiles (smartphones, tablettes, etc…). La géographie même des usages a changé avec des interactions à distance, par la voix. Cette nouvelle façon d’interagir avec le bâtiment, avec ses équipements font évoluer l’écosystème du bâtiment et de son expérience utilisateur ». Dans le même temps, on assiste à l’émergence de nouveaux comportements sur la propriété, les nouvelles générations sont prêtes à la sacrifier à l’usage pour regagner de la liberté, c’est le cas avec la voiture, comme l’illustrent des exemples de solutions type Bla Bla Car. Pourrait-on imaginer une évolution de ce type pour le bâtiment ?
Stéphane Scarella, directeur délégué pour Figaro immobilier, insiste sur une autre transformation à prendre en compte : la vitesse du travail permise par la révolution numérique : « Tous les métiers sont concernés. Nous travaillons désormais à une vitesse folle, l’espace-temps est révolutionné. Le digital apporte mobilité, centralisation, transparence, collaborativité et partage des connaissances. De ce point de vue, il faut positiver le digital, c’est un support, une culture. La frilosité n’est pas de mise ».
Marie Catherine Chazeaux, architecte au sein d’Altarea-Cogedim, a déjà embrassé le digital dans sa pratique en le mettant au service des habitants, avec une conciergerie numérique dans les immeubles, en proposant des packs domotiques, décoration et autres dans les concept-stores. « Si la collecte de données peut avoir un côté intrusif, ce qui nous importe c’est de connecter l’immeuble et ses habitants à la ville et à ses services ». Mais pour elle, à l’heure du digital « le rôle de l’architecte n’est pas dépassé, son conseil est recherché ». Certes le consomm’acteur est mieux informé qu’il y a 20 ans, mais il a besoin de l’architecte, de son expertise. Serait-il alors seulement plus en position de provoquer la réflexion, de pousser plus loin avec un architecte prêt à cocréer activement ?
Jean Pierre Bosquet, architecte et président du SNACG, fait un constat plus sombre. « Chaque secteur économique semble avoir des solutions pour répondre aux questions du client. Pourtant, nous, architectes, qui prétendons avoir une vision transversale, nous avons énormément de mal à décloisonner notre écosystème pour apporter nos réponses. En regardant les autres industries, on se rend compte qu’en 50 ans, le logement a très peu évolué. L’offre est obsolète, l’habitant veut de la mobilité, il veut la flexibilité des coûts. Pourquoi ne pas imaginer un parcours résidentiel qui serait aussi sympathique et attractif que le simple fait de changer de voiture ? ». C’est une nécessaire évolution pour la profession qui voit arriver de nouveaux acteurs (GAFAM et NATU), avides de données dont les bâtiments regorgent.
Les idées clés à retenir de cette première table ronde :
• Avec le numérique le client est au centre de tout. Ce n’est plus le bâtiment qui importe mais l’expérience client, ses émotions.
• Le numérique bouleverse la relation client et le système expert, il impose de nouvelles formes de coopération, de concurrence, il remet en cause la chaîne de valeur par l’accessibilité qu’il procure et l’illusion de la gratuité qu’il donne.
• L’usage est progressivement préféré à la propriété. La vitesse et la mobilité, le renouvellement deviennent plus importants que la détention. Notre statut dépendra plus de l’accès que de la propriété.
• Le numérique impose la transparence, le respect et le suivi des engagements de performance.
• L’immobilier est potentiellement le premier collecteur de données numériques, les précieuses datas. Il est donc la cible privilégiée à court terme des GAFAM et des NATU qui porteront de nouvelles offres.
Quelles solutions proposer ? L’auditoire et les intervenants, dans leurs échanges, insistent sur la nécessaire souplesse dont la profession doit faire preuve, avec des offres plus modulables techniquement et financièrement, des solutions qui faciliteraient le parcours résidentiel durablement.
Quels enjeux immédiats pour les professionnels ? Quelles attentes ?
Table ronde avec Emanuel François (Smart Building Alliance), Richard Roussel (Architecte), Eddie Alixe (Plan de Transition Numérique du Bâtiment), Arnaud Thamin (Foncia Groupe).
Si le digital transforme les exigences du client, il affecte nécessairement les métiers du bâtiment, pas seulement l’architecte.Emmanuel François, Président de Smart Building Alliance, en témoigne : « Toute la chaîne de valeur est bouleversée. Il faut la repenser dans une perspective où le bâtiment devient une source de profit, un peu comme le suggère Jeremy Rifkin. Le bâtiment peut devenir source de profit s’il est bien conçu et ready-to-service ». Pour l’architecte , cela implique de repenser son projet comme un hub de services, similaire à un smartphone. C’est d’ailleurs dans cet esprit que la SBA a publié un manifeste en début d’année et travaille à l’élaboration d’une certification des bâtiments connectés ou connectables avec Certivéa.
Et pour Arnaud Thamin, du Groupe Foncia, il y a urgence en la matière : « Il y aura une vraie perte de valeur pour les bâtiments qui n’ont pas bénéficié de la numérisation, dans les 3 à 5 prochaines années. C’est un service de plus en plus attendu par les habitants. Pour les syndics aussi cette numérisation est un défi. Nous devrons bientôt traiter les demandes de l’habitant comme Amazon traite ses commandes. Cela demande de la réactivité, une interface directe entre l’habitant, le syndic et les services. Le bâtiment digital est cette interface et il offre transparence et traçabilité ».
Au-delà du bâtiment digital, il y a la digitalisation des processus. C’est ici que les trois lettres B, I, M font leur apparition dans le débat. Richard Roussel, architecte contractant général, membre du SNACG, témoigne de son utilisation du BIM et des changements que cet outil induit :
« Le BIM ne fonctionne que si tous les acteurs jouent le jeu de la collaboration. On voit le collaboratif se développer un peu partout, c’est la même chose avec le BIM, il permet d’arrêter le travail en silos, d’agréger les compétences et les solutions. Après le temps d’adaptation, de formation, les bénéfices sont là. En revanche, cela amène à repenser les temps de travail dévolus à chaque phase de la conception. Avec le BIM, désormais, on passe plus de temps au niveau de l’avant-projet, ce qui pose un problème en termes de rémunération. »
Eddie Alix, chef de projet au Plan de transition Numérique dans le Bâtiment, explique l’engagement de l’Etat et ses avancées en matière de BIM. « A l’heure de la transition énergétique et environnementale, le BIM est un facilitateur de la performance énergétique. Il est aussi une nouvelle interface entre tous les acteurs : architectes, ingénieurs, entreprises, maîtres d’ouvrage professionnels, bailleurs sociaux, syndics, habitants/usagers et exploitants ». C’est d’ailleurs sur cette notion d’interface que le PTNB travaille avec le carnet de suivi numérique du bâtiment au travers d’une dizaine d’expérimentations en France. Reste la grande question de la propriété des données collectées par le bâtiment et son carnet : à qui appartiennent-elles ?
A l’usager ? A l’architecte ? Au maître d’ouvrage ? Des directives européennes sont en cours de rédaction sur le sujet et devrait permettre d’éclairer le débat qui divise les maîtres d’ouvrage qui ont commandé les plans, l’architecte attaché à la propriété intellectuelle, et l’usager jaloux des données privées que son usage produit. Et la donnée est une ressource de plus en plus recherchée : l’avenir du bâtiment appartiendra à ceux qui sauront les collecter et les utiliser efficacement.
Les idées clés à retenir de cette deuxième table ronde :
• Le monde de demain est collaboratif et impose la rencontre des acteurs. Il faut cesser d’urgence de travailler en silos et agréger les compétences et les solutions.
• Le digital bouleverse les pratiques des acteurs de l’immobilier et attire les talents
• La valeur d’un bien immobilier dépendra bientôt de sa signature numérique, son carnet numérique.
• L’accès aux nouvelles plateformes de données et de services bouleversera le rapport à la rénovation par la capacité de «e-transformation» des structures immobilières.
Jean Pierre Bosquet, Président du SNACG, conclut par une synthèse positive, qui veut pousser les architectes et le monde du bâtiment à dialoguer et à collaborer comme cette après-midi pour embrasser cette nouvelle ère : « Le numérique n’est pas une mode, il a déjà bouleversé le commerce, la finance, les transports, les médias. N’ayons pas peur, c’est une chance !»
Source : Construction21 France
Paru dans CDM Chantiers du Maroc n°151 – Juin 2017